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Sans explosion la Place des arts n’existerait pas

1 mars, 2019

Le mouvement culturel du Nouvel-Ontario est né d’un big bang. Un big bang culturel et d’un formidable élan de création. Cet élan a été porté par une volonté d’advenir de toute une génération; porté par le désir d’être au monde.

Qualifié de révolution sereine, ce mouvement a perduré, a essaimé et est arrivé jusqu’à nous. Il dure par filiation. Il dure aussi par fidélité à nous-même et au lieu de naissance symbolique qu’il a inauguré.

Et pourquoi dit-on naissance ? C’est dans le Nouvel-Ontario que sont nés le premier théâtre de création, la première maison d’édition, le premier festival de musique provincial et la première galerie d’art en Ontario français.

Ce surgissement initial du Grand CANO, grand mouvement coopératif, fait naître un sentiment d’appartenance et d’identité propre à notre territoire, sorti tout droit des histoires d’ici, de l’impulsion d’une jeunesse, de l’influence jésuite et d’un collectif d’artistes avides de créer et nommer son lieu d’invention. La Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario connaît alors un rayonnement inédit et marquant pour des créateurs d’ici, en plus de fonder les structures qui vont nous permettre de nous reproduire culturellement. Même Théâtre action et le Festival Boréal sont nés de cette explosion d’expression et de diffusion.

Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à la naissance d’une littérature, d’un théâtre de création, d’une parole chansonnière, d’une esthétique visuelle, d’une manière de créer collectivement et de rythmer les saisons. Ce qui fera dire rétrospectivement à Laure Hesbois (linguiste et littéraire de l’université Laurentienne, d’origine belge) que sa propre compréhension et définition de la littérature aura fini par être revisitée et remise en question. L’oralité de la proposition, la simplicité et la générosité engageante du geste et le désir de nommer nos réalités tout à la fois fournissaient un accès privilégié à l’observateur. Il suffisait d’être un tant soit peu curieux de la chose humaine et d’un phénomène qui poussait contre toute attente sur un sol aride, dépourvu d’infrastructure.

Le commencement du monde

Cette histoire de naissance a ceci d’étonnant : nous avions conscience d’être au commencement. Nous avions conscience de naître ; mais d’une naissance improbable : rejetons qui créent leur propre matrice ; de naître dans un déficit, un trou, un nowhere, sans caisse de résonance. C’était dans un environnement où tout était à faire, sur un territoire inventé.  Ainsi, l’idéal de création s’impose alors comme cadre de vie et comme expression ultime d’une présence dorénavant assumée.

Fernand Dorais enseignait et écrivait que nous n’avions qu’un salut possible. Disséminés sur un territoire trop grand, minorisés, politiquement insignifiants, il n’y avait que la création et la prise de parole pour construire un espace de sens, un territoire qui nous appartienne, un lieu de tous les possibles. « Plus que l’Hiver, le Pays c’était le Nord. »

L’Hiver-pays chanté par Vigneault attend un printemps. Le Nord-pays n’attend rien. Il est horizon, vision d’avenir, espoir. Il se crée dans l’action collective, dans sa découverte et son ré-enchantement.

Ce lieu, le Nouvel-Ontario, était donc à la fois réel et rêvé. Historique et à venir. Matrice et horizon. Lieu de création et de transformation. Lieu de tous les recommencements et du moment présent.

Dans les mots du poète Robert Dickson ça voulait dire :

« Au Nord de notre vie, nous vivrons. »

Et Gargantua hurle quoi en naissant? À boire!  Et c’est ainsi que tous les chemins ont continué de mener à la Coulson, à la President, au Whistle Stop, au Vesta Café, à la Nash, à la Salle d’urgence, de terrasse en terrasse avec cet air de veille et de fête entêtée.

Une œuvre à la fois

Depuis le big bang il y a eu arpentage de territoires et géographies de blessures. À commencer par des impératifs : le Dépêche-toi soleil! le Molière Go Home! et le refus du mépris.

Sous des abris nocturnes, on a porté le tablier des cuisines de la poésie-performance. Enregistré des cris et des blues. Frenchtown. Lucky Lady. Strip. Nickel et Nickel Strange. Jusqu’à cet étrange Homme invisible/The Invisible Man.

Advenir tête-bêche. Et se donner en chemin des porte-voix : Radio-Canada obtenu à l’arrachée, les ruades de l’Orignal déchaîné pour botter les derrières de ceux qui ne comprenaient rien, ni du cul ni de la tête, des librairies mortes-nés appelées à revivre et l’espèce d’ovni Ta gueule comme un coup de griffe dans le vent du temps et un certain statu quo.

Continuités et célébration de la filiation dans les dessins de Luc Robert et l’album de 35 000 photos de Cid Michaud. Normand Renaud le bourlingueur qui sillonne le Nord et salue l’arrière-pays tendant un micro dans une langue familière. Vaillancourt l’archéologue qui traverse la 11 aux côtés de Ouellette le scribe. Perrier qui met en scène la poésie de Desbiens par le corps et la voix du belge Alain Doom. Cindy Doire qui découvre Desbiens qui salue Dickson, qui lui offre un dernier salut à Paiement disparu. Dan Bédard, l’expérimenteur et accompagnateur de tous les genres qui harnache tant de talents, dont celui du fringant Stef Paquette. Patricia Cano et ses autochtonies. Michel Dallaire et ses ponts brûlés jusque dans ses appartenances. Puis un vent se lève qui éparpille. Puis Gaston Tremblay qui recolle les morceaux un par un dans son grand journal de bord. Les inspirations et les aspirations ne manquent pas.

Les contes sudburois. Le neurinome d’Alain Doom, entre « conte et témoignage ». Les hurlements de Varge. La géopoétique de Thierry Dimanche. La filiation auto-fictive de Miriam Cusson qui va d’Azzola à Gravel en dialogue avec Haentjens et Dickson. Berthiaume qui chante le cerveau-volant de Daniel Aubin et les dystopies de Dickson. Guylaine Tousignant et Éric Charlebois qui gravitent à Sudbury. Mariana Lafrance qui déambule dans les ruelles et scrute d’un œil magique l’envers du décor. Jusqu’au souffle de Sonia Lamontagne et de Daniel Groleau Landry. Lacassagne qui embrasse et adopte pays. Parce qu’il y a aussi ce phénomène. Le Nouvel-Ontario est devenu aimant qui attire même s’il ne parvient pas toujours à retenir. Le Nouvel-Ontario adopte et déniche le bon monde – les  Aymar, Haentjens, Jimenez, Moïse, Doom, Kabagema, Mbonimpa, sans étouffer, sans oublier. Welcome back Molière, on our terms : ouverture, sollicitude, béatitudes, truculences verbales et éclats de voix.

Entre 1971 et 2018, il n’y a pas de décalage. Il y a une tradition non écrite de filiation. Jusque dans nos institutions : des jésuites à Yvan Rancourt, de Monique Cousineau à Paulette Gagnon, de l’Île-aux-Chênes à la Place des arts. Il y a aussi une fidélité à une manière d’être présent au monde et à soi. La fidélité est importante parce qu’elle est la conscience de la filiation et une façon de se tenir debout.

tandis que les
vaguelettes
placotent poétiquement
comme des
pierres précieuses
sur la plage

Patrice Desbiens dans Décalage

                                           

L’onde féconde (the ripple effect)

Dans le Nouvel-Ontario, dans la ville aux 330 lacs, sur le bord du grand Nippissingue, l’image de l’onde dans l’eau est familière, rassurante et méditative. L’impact d’un être humain qui plonge tête première dans l’eau placide d’un lac provoque de multiples cercles concentriques, de petites vagues avec ses crêtes et ses creux. Ce saut vivifiant tire son origine de la force d’une volonté et d’un surgissement.

Et dans le cas du mouvement du Nouvel-Ontario, le mouvement s’est étendu en Ontario (l’identité franco-ontarienne est née ici) et jusqu’à aujourd’hui par filiation et par fidélité.

les vagues explosent sur la roche et se retirent

comme l’inspiration l’expiration

l’amour explose au cœur dans un cri joyeux

comme un enfant dans l’eau

la poésie sa carte de droit de cité en poche

est assise sur la roche en face de la violence

et face à la paix temporaire du paysage

Dickson, Humains paysages en temps de paix relative

Envers et contre rien, l’onde est féconde. Il y a une part d’excentricité dans cette forme, cette figure collective, ce plongeon inaugural de ce ceux qui ont osé se mouiller. Parce qu’elle est somme toute marginale et à l’extérieur d’un quelconque mainstream ontarien. Mais elle a sa propre logique, à l’image d’une fractale. Puisque, comme un retour constant au rivage, près du lac des commencements, le Nouvel-Ontario est devenu ancrage, source d’inspiration, sans pour autant cesser de se demander : où va-t-on?

La ceinture fléchée est loin, mais, signe des temps et de maturité, les exercices d’interprétation prendront part au relais du sens à construire : Paré avec son inventaire des exiguïtés, ses théories de la fragilité, sa distance habitée, Beddows et truax qui restituent patiemment les Partitions d’une époque, puis les études de Hotte, Melançon et compagnie qui éclairent les motifs souterrains des écrits qui restent.

Le grand rassemblement

Ainsi nous nous retrouvons ici : le Carrefour francophone (anciennement Centre des jeunes), le Centre franco-ontarien de folklore, le Théâtre du Nouvel-Ontario, Prise de parole, La Nuit sur l’étang, la Galerie du Nouvel-Ontario et le Salon du livre du Grand Sudbury. Une drôle d’heptade. Dans un nouveau centre. Réunis au cœur d’un pays toujours en friche, au seuil d’un nouveau rivage, autour d’une table à garnir dans une maison neuve et ancienne après de longs portages.  Et quand nous aurons déposé nos valises et déballé nos rêves d’hier et de demain, puis pendu la crémaillère, nous allons « reconnaître le besoin d’achever notre invention »[1].

Chaque fois que nous traverserons le seuil de cette Place des arts, nous viendrons prendre des nouvelles de nous, de demain, du prochain horizon.

Dans cet espace de rencontres et d’expériences nous aurons une école buissonnière et un monde intermédiaire à fonder chaque jour.  Nous aurons des auditoires à émouvoir, à transporter et à transpercer. Il faudra garder le feu sacré, transmettre l’art de suspendre le temps aux apprentis sorciers et accepter qu’on y perde souvent ses repères.

Nous y serons libres d’être inactuels, pas à la mode, insoumis. Invitants et audacieux. Festifs et inquiets. Aux aguets et généreux.

Déterminés et irrévérencieux. Créateurs de nouvelles métaphores.

L’art et la culture ont le pouvoir de fendre les eaux et de brûler les frontières.  Notre parole sera toujours notre plus grande ambassadrice. Nous serons toujours notre plus bel espoir. 

Le surgissement

Ainsi il faut imaginer un bâti qui surgit du paysage comme si certaines formes avaient toujours été là, naturellement, faisant partie du paysage urbain. Comme « la roche enceinte de sainte poésie » (Patrice Desbiens). Mais aussi comme le fruit d’un impact, d’un big bang culturel dont l’onde féconde continue de s’étendre (le bursting at the seams proposé par les architectes) comme une réverbération, comme une filiation, d’hier à demain.

En somme. Un lieu capteur d’énergie. Un lieu diffuseur d’énergie.

Comme un plongeur olympique

sur sa planche

je lève les mains en cuillère

Vers le bol bleu du ciel.

Je ferme les yeux et

nu et désâmé

je fais une stepette

vers l’éternel.

Patrice Desbiens, Désâmé, p. 60.

Sans explosion, pas de ville, pas de Nouvel-Ontario. Sans plongeur pas d’ondes fécondes. Sans filiation, pas de flambeau, pas de passation, pas de place pour les arts.

Stéphane Gauthier